CLAUDE LEVI STRAUSS
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"La fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement."
"Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéologie politique." - Extrait de l’ Anthropologie structurale
"La langue est une raison humaine qui a ses raisons et que l'homme ne connaît pas." - La pensée sauvage
"Le moi n'est pas seulement haïssable : il n'a pas de place entre nous et rien." - Tristes tropiques
"Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui." - Tristes Tropiques
"Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui qui pose les vraies questions." - Le Cru et le cuit
Claude Lévi-Strauss est assurément l'un des grands penseurs du XXe siècle. Il est né en 1908 et après des études de philosophie, il s'est tourné vers l'ethnologie : en 1935, il part pour le Brésil comme professeur de sociologie à l'Université de São Paulo. Au cours des années qui vont suivre, il va étudier les tribus indiennes de l'Amazonie. C'est le récit de ses voyages à l'intérieur de ces sociétés dites « primitives » qu'il racontera, en 1955, dans le livre qui l'a rendu célèbre, Tristes Tropiques.
Exilé à New York pendant la guerre, entre 1941 et 1945, il s'attache à une réflexion théorique sur les systèmes matrimoniaux et il en fera le sujet de sa thèse, qui paraîtra en 1949 : les Structures élémentaires de la parenté. Avec ce livre, et avec les quatre volumes de la série des Mythologiques, il acquiert une influence considérable et le structuralisme dont il se fait le théoricien rayonnera dans tous les domaines de la recherche : aussi bien chez les philosophes, les sociologues, les historiens que chez les spécialistes de l'histoire des religions ou les critiques littéraires.
La véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l'écart différentiel qu'elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d'humilité que chaque membre d'une culture donnée peut et doit éprouver envers toutes les autres ne saurait se fonder que sur une seule conviction : c'est que les autres cultures sont différentes de la sienne, de la façon la plus variée ; et cela même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré tous ses efforts, il n'arrive que très imparfaitement à la pénétrer.
Si notre démonstration est valide, il n'y a pas, il ne peut y avoir une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'echelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité.culturesfrance
L'organisation sociale et la parenté
Comme tout ethnologue, Lévi-Strauss commence par rédiger une monographie consacrée à une population au sein de laquelle il a vécu et qu'il a étudiée sur le terrain, les Nambikwaras des plateaux du Brésil central; il fera le récit de son séjour dans Tristes Tropiques. Mais son ambition est plus grande, et il veut faire œuvre de sociologie comparée en présentant «une introduction à une théorie générale des systèmes de parenté». Pour lui, c'est la prohibition de l'inceste qui fonde la possibilité de toute société, puisque cet interdit relève à la fois de la nature et de la culture. Les solutions pour satisfaire à cette interdiction définissent la nature de l'échange matrimonial, qui est «le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l'alliance». Les structures élémentaires de la parenté peuvent être produites par l'échange restreint, par lequel les femmes d'un groupe sont cédées aux hommes d'un autre groupe et réciproquement, ou par l'échange généralisé, qui fait intervenir plusieurs groupes. Grâce à une impressionnante culture ethnographique (qui porte également sur les systèmes indien et chinois), l'anthropologue démontre que l'échange généralisé est la règle de l'échange.
Lévi-Strauss se place d'emblée sur deux registres. Il élabore, en premier lieu, une synthèse théorique et analytique du domaine de la parenté. C'est par l'échange des femmes entre groupes spécifiques que se construisent et se perpétuent la société et l'espèce humaine. Le second champ d'investigations est bien plus ambitieux, car il propose une nouvelle méthode, inspirée de la phonologie structurale et même de la psychanalyse, pour expliquer les mécanismes symboliques et, par conséquent, sociaux. C'est en fait à une théorie générale de l'échange et de la communication que l'anthropologue nous convie: les signes, les femmes et les biens s'échangent et permettent ainsi, par des combinaisons structurées, de construire inconsciemment les relations sociales, d'ordre religieux (mythes et rites), économique et familial.
Fort de son expérience et de sa connaissance des anthropologies américaine et anglo-saxonne, Lévi-Strauss popularise cette discipline en France, et conclut que «l'anthropologue est l'astronome des sciences sociales: il est chargé de découvrir un sens à des configurations très différentes, par leur ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l'observateur». Par la suite, Lévi-Strauss donnera à sa démarche le nom d'«anthropologie structurale».
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Claude Lévi-Strauss, anthropologue, père du structuralisme
Peu de savants se sont aventurés aussi loin que Claude Lévi-Strauss dans l'exploration des mécanismes cachés de la culture. Par des voies diverses et convergentes, il s'est efforcé de comprendre cette grande machine symbolique qui rassemble tous les plans de la vie humaine, de la famille aux croyances religieuses, des oeuvres d'art aux manières de table. Le paradoxe des très grandes oeuvres, celles qui sont vraiment décisives et novatrices, est de pouvoir se caractériser en peu de mots. Ainsi pourrait-on dire qu'il déchiffra le solfège de l'esprit. A tout le moins, il s'en approcha, et de fort près, à force de rigueur et d'invention conceptuelle
Parler d'un solfège de l'esprit n'est pas seulement le prolongement de cette métaphore musicale toujours présente dans l'oeuvre de l'anthropologue. Or il faut entendre cette formule littéralement. Même si nous chantions, quotidiennement, les ritournelles de la vie en société, même si nous connaissions par coeur les mélodies des mythes ou des mariages, nous ne savions pas ce qui organisait ces systèmes. Notre conscience ne nous révèle rien, spontanément, des processus qui sont à l'oeuvre dans le vaste domaine de la symbolique sociale. C'est pourquoi nous ignorions leurs règles de fonctionnement, les lois de leurs combinaisons. Il nous manquait un solfège.
Derrière la diversité des mélodies, celui-ci explicite les règles qui les engendrent : accord, renversement, transformations. Il définit des formes (canon, fugue, sonate...). Il n'est pas faux de dire que la démarche de Claude Lévi-Strauss visait un but analogue. Ce qui l'attirait avant toute chose était de découvrir les organisations cachées, les lois sous-jacentes au chatoiement des apparences sociales. Il était de ceux qui pensent à la géologie en contemplant un paysage ou songent aux classements botaniques face aux massifs de fleurs. C'est pourquoi, derrière le foisonnement déconcertant des règles de parenté, des totems ou des mythes, derrière l'apparent tohu-bohu des échanges économiques et des créations artistiques, il s'est consacré à découvrir, plus qu'une partition unique et isolée, certaines des structures qui les engendrent, indépendamment de la volonté des acteurs et de leurs consciences.
Cette démarche, toujours semblable en son fond, connut plusieurs époques et une succession de points d'application. Elle s'attacha d'abord à la parenté, dont Claude Lévi-Strauss, dans sa thèse, abandonna la face visible pour en dégager les "structures élémentaires". Elle se focalisa ensuite sur le totem, dont il éclaira l'énigme en quittant le terrain des analogies apparentes pour mieux saisir les jeux globaux. Elle se fixa longuement sur la mythologie, dont quatre volumes monumentaux, de 1964 à 1971, scrutèrent les transformations et le fonctionnement propre, indépendant des décisions individuelles, des langues, des peuples, voire des lieux et des temps. Ce souci des structures, des combinatoires, des codes de transformation, rapproche Claude Lévi-Strauss des scientifiques, principalement des mathématiciens. Il le rattache aussi à la lignée des philosophes qui, de Platon à Kant, ont reconnu la place centrale des processus formels.
Les mythes "se pensent entre eux"
Là se trouve le coeur de l'oeuvre, et ce qu'elle a, à sa manière, de vertigineux. Car, dans l'analyse de ces milliers de mythes qui "se pensent entre eux", se répondent sans se connaître, se combinent sans que personne l'ait décidé, on voit s'esquisser des procédures mentales universelles. Cette approche d'un solfège de l'esprit humain prolonge ou accompagne le schématisme de Kant, la linguistique structurale de Roman Jakobson ou, en psychanalyse, la théorie lacanienne du signifiant. Le résultat est d'autant plus impressionnant que cette analyse convoque des peuples et des cultures sans contacts connus les uns avec les autres. L'historien - comme Georges Dumézil, féru lui aussi de perspective structurale - ne compare que des mythes issus de peuples entretenant des liens attestés. En s'affranchissant de cette limite, en confrontant, par exemple, les mythes amérindiens avec ceux du Japon, Lévi-Strauss a ouvert des perspectives théoriques qui intéressent, au-delà de l'ethnologie restreinte, l'anthropologie générale, l'étude de l'esprit des hommes.
Sans doute est-ce là une marque persistante, à travers détours et exils, de son attachement profond à la rigueur des philosophes. Ils ne cessèrent en fait d'avoir sa préférence. Très jeune, cet enfant d'artiste (son père était peintre) porta son attention vers les concepts. Il choisit en 1927 la philosophie. Agrégé, il commença à l'enseigner en 1932. L'ennui toutefois le gagna vite, et le désir de "l'expérience vécue des sociétés indigènes" l'emporta : il partit en 1935 pour Sao Paulo, où il enseigna durant trois ans en menant plusieurs missions d'étude chez les Bororo, puis les Nambikawara, en compagnie de Dina Dreyfus, sa première femme, épousée en 1932.
Ils se séparèrent à leur retour en France, en 1939, et l'anthropologue connut ensuite deux autres mariages, en 1945 et en 1954. Révoqué de l'enseignement au titre des lois antijuives de Vichy, il se retrouva à New York, où il fréquenta les surréalistes, et se lia avec Jakobson, dont l'apport fut déterminant dans la construction de son oeuvre.
L'après-guerre fut une période instable pour ce chercheur dont les oeuvres maîtresses commençaient seulement à être imprimées et que les institutions savantes ne reconnaissaient pas encore. Attaché culturel à New York, puis en mission en Inde et au Pakistan pour l'Unesco, il fut nommé en 1950 à l'Ecole pratique des hautes études avec l'appui de Dumézil. En 1955, Tristes Tropiques le fit connaître du grand public. Journal de voyage soutenu par une écriture limpide et sensible, méditation sur le savoir et sur l'époque d'une grande liberté de ton, le livre est une réussite littéraire et devint aussitôt un succès de librairie, bientôt une référence. Bien des pages de ce livre appartiennent depuis aux anthologies en usage dans les classes. On y découvre un voyageur déjà préoccupé des désastres de la planète, tourmenté par la destruction de la diversité humaine, soucieux d'écologie bien avant que l'époque ne se saisisse du terme. On discerne également son penchant pour le bouddhisme et sa réticence envers l'islam. Cette dernière est si forte que certaines pages de Tristes Tropiques, peu remarquées à l'époque, vaudraient sûrement à leur auteur de virulentes protestations si elles paraissaient aujourd'hui.
Après la publication d'Anthropologie structurale (1958) et l'élection au Collège de France (1959), Lévi-Strauss déploya une activité exceptionnelle d'organisateur et d'auteur qui lui valut une reconnaissance internationale croissante. Après La Pensée sauvage (1962) et les quatre volumes des Mythologiques, il devint évident que cette oeuvre était l'une des grandes de son siècle. Il est désormais difficile de parler de l'homme, de la société, des échanges sans tenir compte de son apport.
La voie des honneurs, parallèlement, se poursuivit. En 1973, Claude Lévi-Strauss fut élu à l'Académie française, il accompagna François Mitterrand au Brésil en 1985, ses collections d'objets furent exposées au Musée de l'homme en 1989, ses photographies du Brésil éditées en 1994, son 90e anniversaire célébré par des numéros spéciaux. En 2005, l'Unesco fêta les 60 ans de sa fondation en confiant à son ancien collaborateur un discours d'ouverture qui restera, bien que l'orateur ait alors approché le siècle, un modèle de pertinence et de lucidité. Il y rappela notamment, en se référant à Rousseau - l'un de ses maîtres, avec Montaigne -, les menaces que notre expansion effrénée fait peser sur la nature et sur l'humanité. Car Claude Lévi-Strauss, en fin de compte, ne dissociait pas la défense de la diversité culturelle et celle de la diversité naturelle.
Dans une époque pressée, confuse, massivement portée à la veulerie et au simplisme, l'homme passait fréquemment pour distant. Tous ceux qui eurent la chance de l'approcher peu ou prou savent combien cet esprit universel, profondément attaché à la dignité de tous peuples, savait être proche, amical, fidèle et chaleureux, surtout si l'on avait su tenir le coup sous son regard, le plus acéré qui fût. Hautain? Non. Seulement exigeant, suprêmement intelligent, et peu enclin au mensonge. Cela fait évidemment beaucoup de défauts, surtout si l'on est en outre l'auteur d'une des oeuvres majeures du XXe siècle. Dans la cacophonie de l'heure, une partition exemplaire. Et l'élégance altière, à côté du solfège, d'un musicien de l'esprit.
Roger-Pol Droit lemonde
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LEVI-STRAUSS face au judaïsme et à l’islamisme
Révoqué par les autorités de Vichy, Lévi-Strauss n’a jamais caché son judaïsme, mais il l’a souvent occulté. Sa famille, issue de la vieille bourgeoisie alsacienne, représentait cette noblesse juive qui tenait à se distinguer de celle de l’Est, d’essence plus ouvrière. Ses origines diversifiées tenaient au fait que son grand-père maternel était rabbin tandis que son grand-père paternel, Isaac Strauss, grand chef d’orchestre, vivait auprès des cours des rois Louis-Philippe et Napoléon III.
Jeune, il avait été inspiré par les thèses socialistes qui lui ont fait dire : « Au fond, je suis un vieil anarchiste de droite…fidèle à Marx ». Mais il corrigea son erreur de jeunesse puisqu’il devait s’en éloigner au moment de la guerre, avant d’aller se réfugier aux Etats-Unis. Son rêve de devenir chef d’orchestre l’avait hanté toute sa vie . Il détenait tous les stigmates de l’intellectuel juif mais il ne voulait pas se sentir engagé par un quelconque dogme religieux puisqu’il tenait à revendiquer, sans complexes, son droit d’être agnostique. Il ne comprenait pas que l’on puisse être monothéiste dans le monde moderne et, par sympathie plutôt que par conviction, il adhérait au shintoïsme. Cette religion polythéiste, fondée sur le caractère sacré de la nature, respecte profondément l’homme dont la place dans l’univers est d’être un élément du grand tout.
Il ne reniait pas son éducation religieuse dans le culte de la Torah qu’il devait à son grand-père mais il ne s’est pas dispensé de la critiquer sans cesse, en particulier dans son ouvrage « La pensée unique. » Il estimait que la pensée juive manquait de consistance car selon lui, le judaïsme a toujours été confronté aux mêmes problèmes, peu nombreux en vérité, mais il a été incapable d’apporter une quelconque solution.
Le judaïsme et Israël n’ont jamais été ses préoccupations majeures. Il avait d’ailleurs affirmé ses convictions de manière tranchée : « Je me sens concerné par le sort d’Israël de la même façon qu’un parisien conscient de ses origines bretonnes pourrait se sentir concerné par ce qui se passe en Irlande : ce sont des cousins éloignés. » Pourtant, en tant qu’ d’anthropologue, il aurait eu beaucoup de choses à écrire sur la question dans la mesure où Israël a fondé ses bases sur l’Histoire et sur ses relations privilégiées avec la terre du Livre.
Réfugié pendant la guerre aux Etats-Unis, il retourne en France à partir de 1950 pour occuper la chaire des religions comparées des peuples sans écriture à l’Ecoles des Hautes Etudes. C’est dire que les religions constituaient pour lui un domaine privilégié qu’il traitait en s’affranchissant de ses origines juives. Etant réfractaire au monothéisme, il jugeait l’islamisme et le judaïsme avec peu d’indulgence. Il estimait que la critique de l’islam n’était en rien du racisme mais plutôt une forme de perspicacité intellectuelle. « Tous les grands intellectuels qui se sont penchés sur les sociétés islamiques ont émis des réserves, voire des critiques acerbes ». Il condamnait l’islam à la fois sur le plan esthétique : « le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à ses formes mineures: parfums, dentelles, broderies et jardins » et sur le plan moral « on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. »
....
par Jacques BENILLOUCHE
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