LEVINAS
LEVINAS
INSTITUT
ETHIQUE
GHANSEL
AKADEM
AKADEM
FICHE
BLANCHOT
RENCONTRE
Emmanuel Lévinas est né à Kaunas (Kovno) en Lituanie, le 12 janvier 1906 dans une famille où vivre au rythme et selon les préceptes de la tradition juive est la norme.
Si le russe est la langue du foyer, le jeune Emmanuel est rapidement initié à la Bible et à l’hébreu par un maître particulier. Décédé le 25 décembre 1995, Emmanuel Lévinas aura donné à l’éthique, en tant que responsabilité à l’égard d’autrui, le statut de philosophie première professant ainsi son judaïsme et son humanisme.
"L'important de l'Etat d'Israël ne consiste pas dans la réalisation d'une antique promesse, ni dans le début qu'il marquerait d'une ère de sécurité matérielle - problématique, hélas ! - mais dans l'occasion enfin offerte d'accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son Etat, non pas à cause de l'indépendance sans contenu qu'il en attendait, mais à cause de l'oeuvre de sa vie qu'il pouvait enfin commencer. Jusqu'à présent il accomplissait des commandements ; il s'est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces oeuvres où il s'exprimait demeurent comme les essais d'une trop longue jeunesse. Enfin arrive l'heure du chef-d'oeuvre. C'était tout de même horrible d'être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l'appliquer. Déchirement et sens de la Diaspora. La subordination de l'Etat à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d'Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre."
Il faut cesser, dit Platon dans Le Sophiste, de raconter des intrigues." Ainsi commence la philosophie, ainsi se poursuit-elle jusqu'à Heidegger qui réitère dans Etre et temps l'injonction inaugurale de Platon.
Or, qu'est-ce que la philosophie de Lévinas sinon le récit sans cesse repris, sans cesse recommencé, indéfiniment commenté et creusé toujours plus profond, d'une scène primitive, d'une intrigue originelle ou pré-originelle : la rencontre d'autrui.
"Intrigue" est d'ailleurs l'un des maîtres mots de cette pensée qui, ne nous entretenant que de morale, n'est jamais édifiante, se refuse à tout prêchi-prêcha, ne nous fait à aucun moment la morale. L''éthique selon Lévinas n'est pas plus une loi imposée par Dieu aux hommes que la manifestation en chaque homme de son autonomie. Elle est un événement et même un coup de théâtre. Il faut que quelque chose advienne au moi pour que celui-ci cesse d'être une "force qui va" et s'éveille au scrupule. Ce quelque chose, c'est quelqu'un, et ce quelqu'un n'est à proprement
La parler personne : il est cette part de l'autre homme qui échappe à l'image ou à l'idée qu'il me laisse, qui se défait de la forme par laquelle pourtant il se manifeste, qui résiste à sa conceptualisation, à sa thématisation, à sa définition, et que Lévinas nomme magnifiquement visage.
La littérature romanesque nous a habitués à lire les visages humains comme des hiéroglyphes, à travers les émotions qui les traversent et à déceler le secret des âmes dans les expressions de cette partie toujours émergée du corps. Pour le roman, le visage est un aveu.
Le roman éthique que Lévinas écrit et réécrit inlassablement nous entraîne au-delà de l'opposition ou même de l'enchevêtrement de la vérité et de l'apparence. Le visage, dit-il, perce les attributs qui en lui s'offrent au savoir. Sa signification excède ma représentation, aussi perspicace, aussi topique, aussi exacte soit-elle. Le visage est nu, c'est-à-dire à la fois abstrait et sans protection, dépouillé de ses ornements culturels et vulnérables, irréductible aux qualités mêmes qu'il arbore et dénue de toute défense, extérieur à ses déterminations empiriques et exposé à bout portant. Et c'est précisément cela, cette transcendance et cettre fragilité, cette extériorité désarmée qui abrogent en moi malgré moi l'égoïsme tranquille de la persévérance dans l'être. Le visage existe d'abord à l'impératif. Préalablement à tout ce qu'il me dissiumule ou qu'il me dévoile, il y a ce qu'il me révèle, à savoir : "tu ne tueras point !". Face au visage, je me reconnais comme être enjoint. Le visage, ce n'est pas un spectacle qui s'offre, c'est une voix qui silencieusement commande. Tout d'un coup, l'autre me regarde et m'oblige. Tout d'un coup, il m'incombe et il m'ordonne de toute sa charge d'indigence et de faiblesse. Défaillance de ''être tombant en humanité. Débâcle de la disposition autiste. Destitution du souci de soi : le moi je vire au me voici. "Nul n'est bon volontairement", écrit Lévinas au rebours, encore une fois, de toute la tradition morale de la philosophie. L'éthique dont il nous parle et qu'il nous invite à découvrir ou à redécouvrir avec lui n'est pas une ascèse mais un traumatisme ; ce n'est pas un travail de soi sur soi, c'est une intrusion, un déchirement, une effraction, ou encore une affection, c'est-à-dire, tout ensemble, une liaison et une lésion, un sentiment qui attache et une brûlure qui afflige. On chercherait en vain la morale dans la substance de chaque personne prise isolément ou dans l'administraion de perfectionnement individuel. La morale s'attrape comme une maladie : elle est la maladie de l'être.
"Etre humain", dit-on pour désigner l'homme. Lévinas fait surgir l'implicite contradiction qu'il y a entre les deux termes. Le moi prend dimension d'humanité quand il déserte son être et s'en va pour l'autre. Peut-on dater ce quand ? Y a-t-il un moment dans l'histoire de chacun où cette scène a eu lieu, où cette intrigue s'est nouée ? Non sans doute. Mais cela ne veut pas dire que l'intrigue soit fictive ni que cet étrange roman ne soit qu'un roman. Il n'y a pas de première fois et, en même temps, comme l'écrit Paul Ricoeur, c'est chaque fois la première fois que l'autre, tel autre me dit : "Tu ne tueras point !" Le visage singularise le commandement : "Chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre."
Parler de morale, ce n'est donc pas formuler les prescriptions de la raison, c'est raconter une aventure de la sensibilité. Aventure étranger au demeurant où l'autre semble occuper toutes les pièces et jouer tous les rôles, il est le destinateur de l'histoire - celui dont je réponds - et son destinataire - celui devant lequel je réponds. Il est aussi le sujet de l'action puisque c'est lui qui prend l'initiative, qui entre sans frapper dans la citadelle de mon intériorité, et qui m'assigne ou qui m'accuse. Et ce "je" lui-même qui répond à l'appel, qui est-il sinon littéralement un qui pro quo, un otage, un hôte involontaire et habité jusque dans les recoins les plus intimes du quant à soi, un soi qui s'atteste par le mouvement même dans lequel il se démet, comme le dit encore une fois Ricoeur ? N'est-ce pas là trop donner à l'Autre et trop demander au soi ? N'y a-t-il pas quelque chose d'insoutenable dans cette définition paroxystique de la subjectivité comme totale sujétion et de l'identité comme abnégation pure ?
"Si je ne suis pas pour moi, qui sera pour moi ? Si ce n'est pas maintenant, quand ? Si je ne suis que pour moi, qui suis-je ?", est-il dit par Hillel dans le Talmud. Lévinas, qui aime citer cette phrase, n'en néglige-t-il pas le premier et le deuxième moments ? Ne saute-t-il pas trop vite à la dernière question ? A force de surenchère et de déconstruction, n'en arrive-til pas à décrire sous le nom de situation éthique un rapport invivable ?
Cette perplexité est légitime et même ceux (dont je suis) que l'écriture obsessionnelle d'Emmanuel Lévinas maintient sous son charme philosophique, poétique et narratif, ne peuvent éviter de se poser la question. Gardons-nous néanmoins des réponses trop simples. Avant de qualifier d'exagérée cette indiscrétion à l'égard de l'indicible que veut être la philosophie de Lévinas, demandons-nous si par la pratique systématique de l'excès et de l'hyperbole, il n'a pas fait advenir à la lumière tremblante des mots quelque chose qui n'avait jamais été dit. Son livre le plus hyperbolique et le plus haletant, Autrement qu'être et au-delà de l'essence, s'ouvre sur cette dédicace terrible : "A la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d'assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions d'hommes de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l'autre homme, du même antisémitisme."
Le Xxe siècle a arraché à l'antisémitisme son secret apocalyptique. L'antisémitisme, c'est la haine de l'autre et cette haine, ce n'est pas l'aversion pour la différence de l'autre homme, pour son étrangeté, pour son exotisme ou pour son infériorité supposée ; c'est l'allergie à sa proximitié, la révolte et le ressentiment contre la violence de la relation sociale.
Tordre le cou au scrupule d'être ; libérer la vie de toute immixtion étrangère, la déployer sans entrave, lui rendre sa hargne, sa cruauté naturelle, sa vitalité sauvage et sa spontanéité de somnambule ; faire taire les visages en les réduisant à des échantillons ou à des exemplaires d'une espèce ; substituer, en guise de socialité, la fraternité raciale à la proximité de l'autre homme : ce qui dénote, par antiphrase, cette nostalgie hitlérienne d'un monde sans utrui, c'est l'inquiétude où le fait même d'autrui plonge l'existence.
"Rien, en un sens, n'est plus encombrant que le prochain. Ce désiré n'est-il pas l'indésirable même ?", lit-on encore dans Autrement qu'être et au-delà de l'essence. Guerre totale pour avoir enfin la paix, le nazisme a dissipé la confusion entre niaiserie et morale en révélant, dans la décision même d'y mettre fin, le pouvoir d'autrui d'entamer à vif la tranquillité d'être.
Dans Difficile liberté, Emmanuel Lévinas définit le judaïsme comme "le destin singulier qui, par-delà les malheurs d'un peuple, enseigne l'incompatilibé foncière du spirituel et de l'idyllique". Cet enseignement, Lévinas l'a fait entrer, et de quelle manière, dans la philosophie au moment même où celle-ci voyait ou croyait voir dans l'histoire le théâtre glorieux de son accomplissement. A nous, face à d'autres tentations idylliques, de ne pas le laisser perdre.Alain Finkielkraut
In magazine littéraire n° 345 - Juillet-Août 1996.
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