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SERGE KLARSFELD


LE MONDE
BIO
FONDATION
ARNO
BEATE
PORTRAIT


'homme est rond, lunettes rondes, costume strict, une légion d'honneur cousue à la boutonnière. Dans la pièce voisine, le fils : il a adopté le look opposé, maigre, cheveux longs savamment décoiffés, un tee-shirt noir dont il remonte régulièrement la manche d'un geste négligé, dégageant le haut de l'épaule. Deux paires de rollers et un sac de gym gisent au pied de son bureau de maître. De l'autre côté de la cloison, la fille, plus jeune, du genre timide, est d'une candeur souriante qui tranche avec l'amas de dossiers ouverts sur lesquels elle pose ses mains sérieuses. La mère surgit d'un couloir, très bavarde au contraire, un fort accent allemand, pleine de l'énergie et du culot incroyables qui ont défini sa vie.



Dans la famille Klarsfeld, on ne peut pas demander le père si l'on n'a pas déjà la mère, le fils et la fille. Il suffit de voir leur chéquier : un compte commun aux noms de "Serge Klarsfeld ou Beate Klarsfeld ou Arno Klarsfeld ou Lida Klarsfeld". Ils sont aussi inséparables qu'indissociables, dans ce grand bureau bourgeois du 8e arrondissement de Paris où chacun laisse sa porte grande ouverte et qui sert également d'appartement privé à Arno, le fils, "l'avocat en rollers" prisé par les magazines, les plateaux de télévision et les filles de la jet-set. Pour parfaire le tableau familial, ajoutons les deux chiens et les trois chats, le clan tient fermement à ce qu'on les compte parmi les siens. Et aussi, en guise de cousins de coeur, l'association des quelque 2 100 Fils et filles de déportés juifs de France (FFDJF). Leurs parents sont tous là, sur les étagères habitées, littéralement, par des milliers de dossiers. D'ailleurs, pour Serge Klarsfeld, il n'y a pas de "je". Il dit "nous".

Un vrai-faux cabinet d'avocats. Car "nous n'aimons pas le droit", chez les Klarsfeld où sont avocats le père, le fils et la fille. Ils s'y sont mis parce qu'il le fallait bien, pour une finalité entêtée, obsessionnelle, toujours inassouvie : traduire en justice les criminels nazis et leurs complices. Mais surtout restituer, à force de documents, d'archives, d'obstination et de douleur, leur identité à chacun des déportés juifs de France. Tout consigner, retrouver les noms, les visages, les destins, jusqu'au moment de leur arrestation et de leur mort. Un par un. Et en les arrachant à l'anonymat de leur destin commun, en leur offrant une tombe, leur redonner la vie.

Là, par exemple, il y a Dora Bruder, l'inconnue fugitive du roman de Modiano. En photo sur un petit médaillon, l'air de rien, et ça, même Modiano ne le savait pas. Le médaillon était tombé par terre, au cimetière de Bagneux. En allant à un enterrement, Serge Klarsfeld a buté dessus et il l'a emporté. Il connaissait Dora Bruder comme il les connaît tous par leur nom, un par un, les déportés juifs de France. Près de 76 000, d'après son bilan. Il en a fait un livre-monument, une oeuvre-fleuve, une oeuvre-vie : Le Mémorial de la déportation des juifs de France, entre autres. L'idée est venue en 1976 alors qu'ils s'escrimaient depuis cinq ans à obtenir le procès de trois nazis ayant exercé en France, Kurt Lischka, Herbert Martin Hagen et Ernst Heinrichsohn. Le fameux procès de Cologne. Le début de la mission d'une vie. "C'était indigne d'arriver à ce procès pour demander justice sans avoir rassemblé les victimes, dit Serge Klarsfeld. Elles devaient être là. C'était pour elles que nous faisions ça. J'étais frappé par une sorte d'appel qui émanait des listes. L'association [FFDJF] s'est faite comme ça, avec le procès et la constitution du Mémorial."

C'était pourtant un monsieur sans histoires, Serge Klarsfeld. Un cadre bien rangé dans l'administration de l'ORTF. Un élève comme les autres au lycée Claude-Bernard, où il eut brièvement pour condisciple Georges Perec. "Nous allions jouer au parc avec Perec et un autre qui s'appelait Weiss. Klarsfeld, Perec, Weiss. Juifs tous les trois et fils de déportés, mais on n'en a jamais parlé entre nous. Pas question d'en faire une complicité à l'époque, c'était quelque chose qu'on gardait pour soi." Serge, d'ailleurs, n'a pas la tête à ça. Il étudie l'histoire, les sciences politiques, a pour principale occupation les oeuvres complètes de Stendhal et de Balzac, sans ambition. Son enfance, il la garde pour lui. On dirait un secret. Tout comme le souvenir de celui qui allait devenir la référence en toutes choses, son père.

C'était en 1943, à Nice. Serge Klarsfeld, âgé de huit ans, s'était réfugié là avec sa soeur et ses parents. Son père, un homme d'affaires d'origine juive et roumaine, combattant valeureux de la bataille de la Somme en 1940, devenu résistant, avait eu l'idée de fabriquer une cachette dans la penderie, derrière une cloison de contreplaqué. Le jour où la Gestapo est arrivée, il a rangé sa famille derrière la cloison et est allé ouvrir la porte. Serge ne prenait pas ça "trop au tragique", comme il dit. Son père leur avait dit : "C'est vous qui devez être protégés. Moi, si on m'arrête, je survivrai parce que je suis fort." De derrière la cloison de contreplaqué, on entendait tout, raconte Serge Klarsfeld. On a entendu un Allemand demander en français : "Où sont votre femme et vos enfants ?" - "Il y a eu une désinfection, répond le père, ils sont partis à la campagne." L'Allemand a fouillé l'appartement, s'est approché de la penderie, a rabattu les vêtements sur la tringle. N'a rien vu. Il a demandé au père de le suivre, mais celui-ci a eu un dernier scrupule : les clés. Il n'avait pas les clés de l'appartement. Ça pouvait paraître louche. Alors, profitant de ce que le groupe de gestapistes s'affairait chez les voisins, il est revenu à la cachette, a juste dit à sa femme : "Les clés." "Il a embrassé la main de ma mère, raconte Serge. Et il est parti." Auschwitz. Puis les mines de Fürstengrübbe pour avoir assommé un kapo. Les mines étaient faites pour y survivre quelques semaines, lui a tenu six mois. Mort à l'infirmerie ou sélectionné pour la chambre à gaz. "Il aurait pu survivre s'il avait courbé la tête", dit très calmement Serge Klarsfeld.

Et puis la vie a repris. Stendhal, Balzac, le reste. "Je lisais en désordre, je ne réfléchissais pas beaucoup, je me laissais porter par le temps." Jusqu'à ce jour de 1960 où, sur un quai de métro de la Porte-de-Saint-Cloud, il aperçoit une jeune femme, un livre à la main. Il lui demande "Vous êtes anglaise ?" Raté, elle est allemande, mais apprécie beaucoup son complet prince-de-galles. Elle en avait eu assez de l'Allemagne, de son éducation protestante, de son milieu "enfermé". Pendant la guerre, ses parents n'étaient ni résistants ni hitlériens, son père était dans la Wehrmacht, faisait tout comme il fallait. A vingt ans, par un matin blême, Beate débarque avec une amie à la gare du Nord.

C'est leur rencontre qui va tout changer. Face à l'histoire de Serge, Beate est gênée. "En Allemagne, l'école ne nous apprenait pas grand-chose sur la seconde guerre mondiale. Un professeur nous disait que tout était de la faute des Russes. Avec Serge, j'ai ouvert les yeux. Et ma gêne s'est changée en sentiment de responsabilité morale, historique." A ses côtés, Serge aussi ouvre les yeux sur sa propre passivité. "Ça m'a réveillé."



Entrant dans l'action, il apprend la révolte. Et surtout autre chose : le scandale comme moyen de pression. Serge prend un air faussement détaché, visiblement content, comme chaque fois qu'il repense à leurs combats, seuls contre tous : "Déjà, en mai 1968, personne ne nous écoutait. On était dans une autre histoire. Nous, ce qu'on voulait, c'est que les anciens nazis quittent leurs postes de dirigeants en Allemagne."

Le culot,un culot incroyable. En 1968, c'est Beate qui donne le ton. "Kiesinger, nazi !", hurle-t-elle en plein Bundestag au chancelier allemand Kurt-George Kiesinger, après avoir martelé qu'il était responsable de la propagande radiophonique du Reich. Petit remue-ménage, relayé par la presse, mais il lui en faut plus. A l'écrivain Günter Grass, elle promet : "Je giflerai le chancelier." On se dit que c'est pour rire, des mots comme ça. Mais, chez les Klarsfeld, il n'y a pas de mots comme ça. La même année, elle profite d'un congrès pour franchir la barrière de gardes du corps, se retrouve face au chancelier et, clac, le gifle de toutes ses forces.

Les cellules des prisons, Serge et Beate sont des habitués. Ils font le tour du monde pour traquer les criminels, dénoncer, militer. Malgré tout, on ne peut pas s'empêcher de trouver ça assez drôle, leurs facéties. "Oui, il faut dire qu'on a toujours beaucoup ri. On n'est pas des fanatiques tristes", confie Serge Klarsfeld, soudain goguenard derrière son énorme bureau. Il se souvient de ce meeting néo-nazi dans une grande brasserie de Munich. Le photographe Elie Kagan était venu avec lui, il s'est mis à sauter sur les tables devant un millier de personnes. "Il ressemblait tellement à un juif de Pologne, avec sa barbe, que l'assistance le regardait avec effarement. Je n'en pouvais plus de rire." A son tour, c'est lui qui est monté sur la tribune. "Laissez parler un juif !", a-t-il lancé, et tout le monde s'est mis à battre Serge. "J'ai ri jusqu'au dernier moment, raconte-t-il. Après, un peu moins." C'était gagné : le lendemain, la photo du juif battu par des néo-nazis paraissait dans les journaux allemands et les réunions de ce genre ont disparu des centres-villes. Quant à leur tentative ratée d'enlèvement du nazi Lischka, à qui ils tapaient en vain sur le crâne sans parvenir à l'assommer, Beate en rigole encore. "Ce pauvre Lischka ! Il ne réagissait même pas et il ne tombait pas, rien à faire. Finalement on l'a laissé là."

La légende Klarsfeld. Les archives, le culot, le courage, l'obstination, le scandale pour attirer l'attention des journalistes, déclencher les affaires. Sans la tentative d'enlèvement de Lischka, pas de procès Lischka. Sans la gifle au chancelier Kiesinger, pas d'élection de Willy Brandt. Et la liste est longue. "Militants avocats et non pas avocats militants", se disent-ils. Militants avant tout. Tout en détestant le droit, ils s'y sont collés en famille, voyant dans le tribunal le lieu du rachat. L'objectif, pour eux, n'est pas de liquider, c'est de traduire en justice. Et de publier à compte d'auteur, inlassablement, des dizaines d'ouvrages. Après le procès de Cologne, ils ont joué un rôle essentiel dans ceux de Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon, Aloïs Brunner.

Il y a quelques sujets qui font sortir Serge Klarsfeld de ses rondeurs. La simple mise en cause d'Ariel Sharon et de la politique d'Israël en est un. Pour l'énerver, il y a aussi l'affaire Castagnède, lors du procès Papon. Là, il rosit, se retient pour garder sa mine courtoise. Car le goût du scandale ne leur a pas attiré que des amis. Les Klarsfeld jouent cavalier seul et ils en sont fiers, quitte à se mettre à dos leurs alliés théoriques lors des grands procès d'assises, les autres avocats des parties civiles. Quand le président Castagnède met en liberté Maurice Papon en préalable aux débats, les Klarsfeld veulent sa peau. "Il était en faveur de l'acquittement, il fallait empêcher ça", commente Serge avec satisfaction. En guise de coup de théâtre, Arno sort de son chapeau, à l'audience, un lien de parenté lointain entre le président et l'une des victimes. Il demande la récusation. Les autres avocats des parties civiles sont indignés. Pour eux, cela reviendrait à l'arrêt du procès.

La hache de guerre est déterrée. Serge Klarsfeld n'y va pas par quatre chemins : "Les avocats sont des gens impossibles qui ne défendent pas notre cause mais la cause de leurs clients." Dans la ligne de mire, trois avocats des parties civiles, Michel Zaoui, Alain Lévy et Alain Jakubowicz. Face à eux, Serge Klarsfeld et son clan, pour ne pas dire ses fidèles. Un gourou ? Il arrive qu'on l'appelle "le Maître". Le bulletin de la FFDJF se charge de la propagande. Me Jakubowicz y apparaît sur une photo en discussion courtoise avec "l'ennemi", l'avocat de Maurice Papon. En guise de commentaire : "[Jakubowicz et Zaoui] abusent de la notion de confraternité aux dépens des victimes", "plus imprégnés par le code pénal que par les visages des enfants déportés". Le reste est du même acabit. Pour Me Zaoui, "Klarsfeld, c'est Janus. J'ai une immense admiration pour leur oeuvre, leur rôle majeur dans l'éveil des consciences. Mais ils dérapent. Ils instrumentalisent la justice. Ils ont agi comme si nous étions encore sous Vichy et non pas cinquante ans après, dans un Etat de droit."

Serge s'en fiche. Du moment qu'il sert "la cause". Dans son bureau, il trône en chef de clan. Et se fixe encore une tâche : finir la réédition du Mémorial, à l'aide d'archives supplémentaires. "Je le refais depuis des années, c'est un travail sans fin, soupire-t-il avec l'air ravi de l'entêté. A part ça, les principaux combats sont derrière nous, et ils ont été gagnés. Il nous reste à vieillir le moins mal possible. Et à faire en sorte que les enfants soient heureux."

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